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les epees - Page 78

  • N°17 - Mauvais genre

    Le grand retour de la femme sans barbe
    Par Alain Raison
     
    Pour éviter que les féministes ne substituent un nouvel ordre sexuel au patriarcat qu’elles cherchent à abolir, Judith Butler propose d’abréger l’interrègne de la « femme libérée » au profit du Queer : l’émancipation du désir et de l’identité individuelle de toute norme sexuelle.
    Trouble dans le genre, l’ouvrage clef de la “professeure” Judith Butler, sous-titré « pour un féminisme de la subversion », vient d’être traduit en français quinze ans après sa première édition. L’ouvrage est un classique des gender studies et a eu lors de sa sortie un impact révolutionnaire sur la pensée féministe. Depuis sa parution en France au mois d’avril, tous les mags à la mode s’entichent de la philosophe « Queer » et récitent leur petite leçon de relativisme sur sexe et genre, masculin/féminin, etc. C’est un serpent de mer qu’on avait déjà aperçu dans les brumes soulevées par La domination masculine de Pierre Bourdieu, mais cela à une petite différence près : Butler veut déconstruire le concept de « genre » pour faire avancer la révolution féministe sur une voie nouvelle. Illustration exemplaire du réflexe paranoïaque qui pousse toute entreprise de déconstruction à se déconstruire elle-même pour traquer les normes clandestines qu’elle pourrait véhiculer à son insu et qui risqueraient de la condamner à reproduire une forme de domination analogue à celle qu’elle souhaite détruire. (Reprenez une fois lentement puis passez au paragraphe suivant)
     
    Les identités sexuelles sont des constructions sociales
     
    Le concept de genre vient de l’anglais gender qui désigne une catégorie grammaticale pour classer les noms, pronoms, adjectifs et verbes en masculin, féminin ou neutre. Entendu comme « la signification culturelle que prend le sexe du corps », le genre est un concept forgé par les féministes dans les années soixante pour émanciper la femme de tous les rôles qui lui sont attribués au nom de la nature mais qui de fait masquent un asservissement à une phallocratie archaïque. Comme l’écrit Judith Butler, « La distinction entre genre et sexe visait d’abord à réfuter l’idée de l’anatomie comme destin. Le genre est culturellement construit indépendamment de l’irréductibilité biologique qui semble attachée au sexe : c’est pourquoi le genre n’est ni la conséquence directe du sexe ni aussi fixe que ce dernier ne le paraît ».
    Male, femelle : deux sexes corporels, biologiques, qui ne nous déterminent que parce que nous croyons qu’ils nous assignent une identité d’homme ou de femme. La connaissance de l’histoire des cultures humaines devrait pourtant nous garder d’une telle naïveté ! Chez les Inuits, on considère qu’en tout individu revit une des personnes dont l’enfant reçoit le nom. Si une fillette reçoit le nom d’un homme, elle sera habillée et éduquée comme si elle était du sexe de la personne éponyme, c’est-à-dire comme un homme. La fillette ne « redevient » femme qu’à la puberté.  Chez les Azandes du sud Soudan, la pénurie de femmes conséquente à la polygamie pouvait aboutir à ce qu’un guerrier prenne pour épouse un jeune garçon qui endossait les obligations ménagères et sexuelles d’une femme. Nos sociétés occidentales « modernes » nous fournissent aussi beaucoup d’exemples de la transgression du lien entre un sexe male et un style de vie masculin, un sexe femelle et un style de vie féminin : celle-ci est garçonne, celui là efféminé… De manière plus radicale, on trouve dans des couples homosexuels une altérité entre rôles masculin et féminin malgré l’homologie des sexes.
    Les variations de l’identité féminine dans l’histoire permettent de dénoncer la croyance en son origine naturelle, en des qualités intrinsèques aux êtres femelles, comme un impensé dans lequel se logent les ressorts de la domination masculine et patriarcale. N’oublions pas la leçon de Durkheim : l’inconscient, c’est l’histoire. Dans une société donnée, les manières de vivre son sexe, les rôles sociaux assignés aux mâles et ceux assignés aux femelles, chasser ou élever les enfants, sont historiques et non pas naturels malgré la manière dont ils s’imposent comme des évidences indépassables et structurent notre inconscient. Bref, si, comme l’a écrit Simone de Beauvoir, « on ne naît pas femme : on le devient », pourquoi ne pas naître homme et devenir femme ? Le couple conceptuel genre/sexe répond à la volonté de penser ce hiatus gênant, intolérable, qui devrait être impossible, d’une femme qui a un corps d’homme et vice versa. Le concept de genre a ainsi procuré aux féministes une arme de choix pour dénoncer le caractère culturel et donc politique du rôle que leur naissance semblait leur imposer. Qu’une libertine soit une salope et un libertin un Don Juan les révoltait. Il était temps de prouver qu’un homme peut-être une mère comme une autre.
     
    Neutraliser le genre
     
    Dans les années soixante-dix, le mouvement féministe reposait sur l’idée qu’il fallait au féminisme une base universelle, un noyau présumé de ce qu’est une femme allant de pair avec l’idée d’une oppression commune par le patriarcat ou la domination masculine. Le but de Judith Butler est de contester cette ambition en dénonçant le risque qu’elle reproduise la domination normative à laquelle les féministes cherchent à échapper : « La construction de la catégorie « femme » comme un sujet cohérent et stable n’est-elle pas, à son insu une régulation et une réification des rapports de genre ? Or une telle réification n’est-elle pas contraire aux desseins féministes ? » Butler ne souhaite pas substituer la domination féminine à la domination masculine et cherche au contraire à penser les conditions d’une véritable égalité des genres, d’un pluralisme sexuel où aucune « orientation » ne serait dominée. À cette fin, elle s’oppose à la doxa féministe de l’époque et défend qu’il n’y a pas que deux genres. Selon elle, rester dans la dualité des genres féminin et masculin entretien la fiction d’une complémentarité sexuelle et aboutit à se soumettre à la domination de la norme hétérosexuelle, c’est-à-dire des rapports hiérarchiques entre dominants et dominés. En outre, la limitation des genres à deux catégories va produire la déviance et la domination de tous ceux qui ne s’y conforment pas.
     
    Goût du cuir et subversion Queer
     
    Ici, le manifeste de Butler s’articule étroitement avec sa pensée de la construction des genres. Toute société véhicule de manière plus ou moins consciente des normes sur ce qu’est une femme, ce qu’est un homme. Ces normes conditionnent les comportements entre personnes comme des prédictions « performatives », c’est-à-dire qui créent ce qu’elles énoncent : on éduque une petite fille (poupée, dînette, robe) conformément à la nature qu’on pense qu’elle a comme « femme » et ce faisant elle devient telle ; éduquée à jouer à la maman et à la ménagère, elle vivra avec ce modèle inconscient comme horizon indépassable de son devenir et tâchera de s’y conformer toute sa vie en adoptant les rôles sociaux correspondants. Ainsi chaque genre est incorporé par la personne comme une seconde peau au cours de sa socialisation primaire mais aussi tout au long de sa vie, par une conformation répétée et inconsciente à la norme prégnante de ce qu’est un homme ou une femme. Or certaines personnes, pour diverses raisons, n’intériorisent pas la norme sexuelle et deviennent autre chose qu’une femme ou un homme « comme les autres ». Leur sentiment d’identité ne coïncide pas avec leur sexe corporel, ils sont attirés par des personnes de même sexe, aiment les combinaisons de cuir, n’ont pas d’identité stable, sont Raoul le jour et deviennent Lola la nuit et de ce fait souffrent de discrimination sociale (« T’as vu la tarlouze ! »). En outre, les législations ne leur permettent pas de vivre leurs aspirations comme les autres, puisque l’hétérosexualité est la condition du mariage, de l’adoption, etc. Bref, ils sont marginalisés injustement car souvent, ils ont moins choisis l’homosexualité que l’homosexualité ne les a choisis. Ils sont, ou ont envie d’être, « comme ça » et ne voient pas pourquoi ils souffriraient en se conformant à une norme hétérosexuelle qui ne répond pas à leur genre.
    Par conséquent, Butler pense que la cause féministe n’avancerait à rien si elle substituait aux identités sexuelles dites « naturelles » deux genres définis. Même détachés de la sexuation corporelle, ils aboutiraient nécessairement à exclure ceux qui ne s’y conforment pas. Butler de proposer alors un autre projet pour le féminisme : « Si une notion stable du genre n’est plus de fait la prémisse fondatrice de la politique féministe, il est peut-être souhaitable que cette politique renouvelle sa forme pour contester les réifications même du genre et de l’identité, une forme qui ferait de la variabilité dans la construction de l’identité une exigence tant méthodologique que normative, pour ne pas dire un but politique ». Autrement dit, le meilleur moyen de rompre la domination de la norme hétérosexuelle est d’effacer les frontières des genres, d’ouvrir l’espace des possibles à tout ce qu’il y a d’étrange et d’inquiétant dans l’indétermination de sexualités et de styles de vie totalement subversifs parce que totalement Queer, qui ne répondent à aucuns canons des genres masculins et féminins mais les transgressent tous deux en conjuguant leurs antagonismes dans autant de combinaisons possibles. Les féministes doivent ouvrir le concept de genre au Queer pour le vider de tout contenu normatif, in fine ériger le particulier en universel et empêcher la recomposition d’un nouvel ordre sexuel.
     
    Libertarisme sexuel
     
    Les lecteurs fidèles doivent reconnaître ici un raisonnement qu’ils ont déjà lu dans notre précédent article sur Maurice Godelier : toutes les manières de vivre sont mise à égalité par relativisme et l’exigence de tous les lobbys à voir reconnaître leur droit au même titre qu’un autre est légitimée. Plus fondamentalement, le manifeste Queer de Butler tend à rendre applicable dans le domaine des identités sexuelles le deutéronome de la modernité : on ne choisit plus une chose parce qu’elle est bonne ; elle devient bonne parce qu’on l’a choisi. Il n’est plus de norme supérieure au désir de chaque individu, c’est-à-dire qu’il n’y a plus de norme du tout. Pour supprimer la déviance, il faut effacer la norme. Le programme Queer est à finalité radicalement libertaire. Il tend à faire de l’État un lieu vide de sens, sans finalité ni valeur et de faire du principe de non discrimination corrélé à la défense des droits de la personne l’horizon indépassable de la politique. L’égal respect des singularités individuelles substitue au bien commun ? nécessaire à la communauté politique ? une justice strictement procédurale qui veille à l’absence d’interférence entre les libertés particulières.  L’émancipation des mœurs fait ici le jeu de l’extension du libéralisme à toutes les sphères de la société. À ce titre, les articles sur l’idéologie du genre dans le lexique du Conseil pontifical pour la famille apportent des développements édifiants. L’entreprise de déconstruction des identités sexuelles au profit d’orientations libres et indéterminés doit passer par une destruction de toute les institutions humaines qui transmettent la culture hétérosexuelle. La famille est la première à abattre, vient ensuite la religion. L’éducation serait repensée pour que les enfants n’aient plus comme modèle le servage de la maternité. Il faut vider la société de toute norme sexuelle pour que chacun puisse s’inventer librement le genre de son choix en suivant la spontanéité de ses désirs. Comme le prévoit la féministe Alison Jagger « La suppression de la famille biologique fera aussi disparaître l’obligation de procéder à la répression sexuelle. L’homosexualité masculine, le lesbianisme et les relations sexuelles extra-matrimoniales ne seront plus considérés de manière libérale comme des options alternatives, hors de portée du règlement de l’État […]. Au lieu de cela, même les catégories d’homosexualité et d’hétérosexualité seront abandonnées : l’institution même des « relations sexuelles », où l’homme et la femme exercent un rôle bien déterminé, disparaîtra. L’Humanité pourra enfin revenir à sa sexualité naturelle perverse polymorphe ».
     
    Renouer avec le sens de l’être
     
    Oui, l’homme n’est pas prédéterminé biologiquement, oui des hommes peuvent vivre de manière antagonistes et éprouver une égale satisfaction, non toutes les manières de vivre ne sont pas également vraies, justes et bonnes. Contrairement à la caricature matérialiste, la nature est dans l’ordre des finalités. Feu le Pape Jean-Paul II a condamné explicitement dans sa « lettre aux femmes » (29 juin 1995), la notion de déterminisme biologique selon laquelle tous les rôles et rapports entre les deux sexes sont fixés dans les gènes de manière statique. Il exhorte les hommes à participer au « grand processus de libération de la femme ». Oui, il y a bien des genres masculin ou féminin qui dépendent des cultures où ils sont nés. Mais cela ne veut pas dire que toutes les fonctions qui y sont attachées relèvent d’un arbitraire culturel et que les identités masculines et féminines sont malléables à volonté. Les corps masculins et féminins ont un sens qui dépasse toutes les cultures. L’être n’existe pas indépendamment du corps et la corporéité est nécessairement sexuée, c’est-à-dire male ou femelle. être un homme exclut automatiquement d’être une femme. C’est cette limite – l’impossibilité d’être l’autre – qui permet l’accomplissement de l’être humain. C’est dire que la sexualité est nécessaire à l’être humain parce que ni l’homme ni la femme ne peuvent être féconds sans l’autre. L’indissoluble enchevêtrement qui noue différence sexuelle, sexualité et fécondité manifeste une dimension essentielle de la nature humaine : tout être est référé à un autre et il n’accomplit pleinement sa nature que dans l’unité duelle du don réciproque entre l’homme et la femme. Parce que toutes les sexualités ne permettent pas cet accomplissement, elles ne sont pas toutes égales. Le genre peut légitimement varier d’une culture à l’autre dans la mesure où il reste conforme à l’ordre naturel donné dans le corps. Croire se libérer de la domination hétérosexuelle n’est souvent qu’une soumission au pathologique. La négation de la différence fondamentale entre homme et femme est une négation de l’humanité. On ne s’étonne pas de tous les fantasmes qu’alimente la possibilité ouverte par le progrès scientifique de transformer toujours plus profondément son corps. L’homme moderne veut en finir avec le dernier vestige d’un sens qui échappe et résiste à son désir, la dernière icône du Dieu qu’il a tué.


    Alain Raison
     
     
    + Judith Butler, Trouble dans le genre : pour un féminisme de la subversion, La Découverte, 2004, 284p., 23 n.
    + Conseil Pontifical pour la Famille, Lexique des termes ambigus et controversés sur la famille, la vie et les questions éthiques, Téqui, 2004, 1001 p., 60 n. Nous reviendrons prochainement sur toutes les qualités de cet utile ouvrage de combat.
     
     

  • N°17 - Entretien avec Philippe Muray

    Philippe Muray, vous venez de publier, avec la journaliste Élisabeth Lévy, Festivus Festivus, un recueil d’entretiens enregistrés entre juin 2001 et décembre 2004. L’actualité de notre ère globale y est traitée d’une manière en même temps virulente et drôle. Qu’il s’agisse de la prison d’Abou Ghraïb, de Paris-Plage, de la littérature d’Amélie Nothomb ou de l’islamisme… voilà autant de faits tragiques ou navrants qui sous votre regard deviennent comiques. Le rire, est-ce pour supporter ?
     
    C’est plutôt une méthode. Une méthode pour voir, faire voir, penser les phénomènes ou les événements. L’obstacle à la compréhension de l’actualité et plus généralement des phénomènes de la société contemporaine, c’est le sérieux avec lequel ils se présentent et, surtout, avec lequel ils s’autocommentent. Essayer de reprendre tout cela sous un éclairage « drôle », c’est aussi éviter au maximum le discours critique ou analytique qui, à mon avis, a fait son temps. Il n’y a plus grand-chose à « décrypter », de nos jours, tout s’offrant toujours plus ou moins avec son décodage en paquet-cadeau, sa « démythologisation » rituelle et lassante. Mais ce n’est évidemment jamais le décodage ou la démythologisation qui seraient susceptibles de faire jaillir le comique des événements. Je crois aussi que dans un monde d’infantilisation profonde, forcenée, comme le nôtre, le comique, parce qu’il est l’antagoniste radical de cette infantilisation (les enfants ne rient pas, ils ne peuvent pas, ils ont besoin de certitudes), est d’une puissance de rupture sans équivalent, d’une capacité de désordre qu’on ne trouve plus nulle part. C’est pourquoi il n’a rien à voir avec la légèreté ou la futilité ; c’est au contraire sans doute l’activité la plus adulte qui soit, et donc, pour cette raison, exceptionnelle, puisqu’il n’y a pratiquement plus d’adultes ; et d’une efficacité renversante quand il se produit. Ce monde est dérisoire, mais il a mis fin à la possibilité de dire à quel point il est dérisoire ; du moins s’y efforce-t-il, et de bons apôtres se demandent aujourd’hui si l’humour n’a pas tout simplement fait son temps, si on a encore besoin de lui, etc. Ce qui n’est d’ailleurs pas si bête, car le rire, le rire en tant qu’art, n’a en Europe que quelques siècles d’existence derrière lui (il commence avec Rabelais), et il est fort possible que le conformisme tout à fait neuf mais d’une puissance inégalée qui lui mène la guerre (tout en semblant le favoriser sous les diverses formes bidons du fun, du déjanté, etc.) ait en fin de compte raison de lui. En attendant, mon objet étant les civilisations occidentales, et particulièrement la française, qui me semble exemplaire par son marasme extrême, par les contradictions qui l’écrasent, et en même temps par cette bonne volonté qu’elle manifeste, cette bonne volonté typiquement et globalement provinciale de s’enfoncer encore plus vite et plus irrémédiablement que les autres dans le suicide moderne, je crois que le rire peut lui apporter un éclairage fracassant. Derrière l’énorme discours moral qui constitue notre pain quotidien, même lorsque la morale n’est pas en cause (surtout lorsqu’elle n’est pas en cause : il n’y a qu’à penser au vertuisme dévotieux des thuriféraires de la pornographie, et à la voix tremblotante de respect de tous ceux qui font l’éloge de l’irrespect et du déréglement de tous les sens), existe un immense désir d’irruption du rire, comme une attente du sacrilège dans un univers de patenôtres étouffant. Le rire est une façon de manifester que l’agnosticisme par rapport au réel moderne est encore possible. Au fond, nous sommes tous des colonisés du Bien qui parlons la langue du colonisateur (mais ce colonisateur, c’est aussi nous !) mais qui sommes prêts, à la première occasion, à parler la langue du Mal pour peu qu’elle prenne soin de se parer de quelque séduction ; le Mal étant entendu ici comme tout ce qui s’oppose à la bonne pensée rousseauiste qui veut que l’homme soit mauvais alors qu’il est si parfait, tel quel, qu’il ne faut plus y toucher, les gens de gauche y ont d’ailleurs assez touché et ça suffit comme ça. Le malin génie du rire peut s’emparer de n’importe quoi. Il m’a saisi l’autre jour dans un TGV en lisant que les fumoirs prévus il y a quatre ans au moment de la conception du train Téoz (le Corail de deuxième génération) allaient être supprimés et transformés en « Espaces convivialité ». Il m’avait plus durablement saisi cet hiver, pendant près de six mois, en voyant des imbéciles bien intentionnés, sur la dalle de Montparnasse, se rassembler pour faire du roller et ainsi militer pour la libération de Florence Aubenas et de son guide en portant des tee-shirts où on pouvait lire : « Ils sont partis pour nous, ils reviendront grâce à nous ». Au fond, nous ne devrions plus traverser ce monde qu’en rigolant sans cesse comme des baleines. Pour ne prendre que cet exemple récent, il y a eu une dérision profonde dans l’épisode de la campagne du référendum, dans l’échec du oui, dans la manière rageuse dont les partisans du oui ont aussitôt tenu à faire savoir aux mal-votants que la « construction européenne » était de toute façon inéluctable et qu’on ne pouvait pas, de toute façon, être contre l’Europe. Il y a eu une autre dérision dans l’espoir fiévreux que la candidature de la France aux Jeux olympiques serait retenue, et ferait ainsi oublier le non au référendum. Et l’échec même de cette candidature a couronné le tout par son comique supérieur. Je crois qu’il n’y a plus d’autre façon de faire événement dans les événements que de trouver la manière d’en rire et surtout d’en faire rire. S’il y a bien un salut par rapport aux intimidations de toutes sortes dont nous sommes bombardés, il réside là, dans ce rire agnostique. On parle beaucoup de déclin des grandes religions, de demande de spirituel ou de retour du religieux, mais à mes yeux le XXIe siècle commence sous le joug d’une religion implacable : le Moderne. Le Moderne pour le Moderne. Le Moderne en soi. C’est la plus dure des religions et, contre elle, je ne vois pas d’autre délivrance que celle du rire. Pour reprendre une formule connue, le rire est un anti-destin.
     
    Vous avez inventé Homo festivus, un personnage conceptuel qui vous permet d’étriller notre époque à travers ses pauvres aventures. Or le voici qui connaît une mue ; il est désormais Festivus festivus. Que signifie cette mutation ? De quel état passe votre personnage, à quel nouvel état ?
     
    Je n’ai inventé Homo festivus puis Festivus festivus que parce qu’ils étaient déjà là sous nos yeux, partout, et que les aventures quotidiennes du néo-humain sont mon objet d’étude. Festivus festivus, qui vient après Homo festivus comme Sapiens sapiens succède à Homo sapiens, est l’individu qui festive qu’il festive : c’est le moderne de la nouvelle génération, dont la métamorphose est presque totalement achevée, qui a presque tout oublié du passé (de toute façon criminel à ses yeux) de l’humanité, qui est déjà pour ainsi dire génétiquement modifié sans même besoin de faire appel à des bricolages techniques comme on nous en promet, qui est tellement poli, épuré jusqu’à l’os, qu’il en est translucide, déjà clone de lui-même sans avoir besoin de clonage, nettoyé sous toutes les coutures, débarrassé de toute extériorité comme de toute transcendance, jumeau de lui-même jusque dans son nom. C’est quelqu’un qui a évacué la vieille dualité, anciennement constitutive de l’humain, ainsi que tous les clivages, les contradictions, les anciennes divisions sexuelles ou autres, et qui est prêt pour ce que j’annonce comme la grande guerre tautologique, la grande tautomachie de l’avenir, celle du Moderne contre le Moderne, puisqu’il n’y a plus d’antagonismes qu’à l’intérieur du Moderne (l’ancien n’existe plus, sauf à titre d’épouvantail nécessaire au Moderne pour rendre plus majestueux encore son propre cours ; mais peu à peu, même les résidus réels d’« ancien » authentique, l’islamisme terroriste par exemple, vont aussi se convertir). Après la fin de l’Histoire, donc aussi après la fin des événements, il faut bien qu’il y ait encore quelque chose qui ait l’apparence d’événements même si ça n’en est pas. Eh bien ces ersatz d’événements, le Moderne les puisera en lui-même, dans un affrontement perpétuel avec lui-même qui constituera la mythologie (mais aussi la comédie) de la nouvelle époque. C’est ce spectacle encore inédit d’événements se produisant pour ainsi dire par scissiparité que je voudrais maintenant observer et dont j’aimerais rendre compte et c’est pourquoi, après Festivus festivus, un nouveau livre de moi va paraître incessamment, qui s’intitule Moderne contre Moderne…
     
    Mais qui arrêtera Festivus Festivus ?
     
    À cette question, il n’y a aucune réponse, je regrette, sauf celle du pari. Et celui-ci porte sur la question de savoir si l’humain, c’est-à-dire la dualité sexuée, c’est-à-dire l’échec vivant de tout projet de totalité, est increvable malgré tous les efforts que l’on peut faire pour le réduire à sa plus simple expression, et s’il se vengera d’une manière ou d’une autre de cette entreprise, ou s’il succombera décidément, se métamorphosera et ne souffrira même plus de la dualité perdue comme d’un membre manquant. Vous remarquerez qu’en Festivus festivus, ce pléonasme incarné, ne subsiste plus aucune distance, même minimale, aucun dehors, aucune différence (aucune transcendance non plus), et pas davantage la moindre illusion ni corrélativement la moindre réalité. Festivus festivus est une fin possible de l’humain par simplification, par infantilisation, par principe de précaution et de perfection et encore par bien d’autres choses qui sont désirées (du moins en paroles) par la majorité d’entre nous. C’est une fin possible de l’humain par dé-différenciation, par recul en-deçà du bien et du mal comme du vrai et du faux ou du beau et du laid. C’est une fin possible de l’humain par descente au-dessous de l’humain, c’est une destruction violente et totale de l’humain, de son apparence comme de ses valeurs et de son environnement. Ce n’est toutefois pas une fin inéluctable. L’humain, je le répète, est précisément ce qui ne suit jamais jusqu’au bout les programmes que l’on a établis pour lui (et généralement dans son intérêt !), et les fait rater plus ou moins involontairement. Rien, au fond, n’a jamais réussi jusqu’au bout dans l’histoire humaine. Peut-être que la voie tracée aujourd’hui se perdra dans les sables. Peut-être que même les projets les plus caricaturaux échoueront. Peut-être que Festivus festivus lui-même, sans le vouloir, les fera échouer. Peut-être que c’est lui qui se tapera le sale boulot de tout défaire in extremis ? Peut-être que c’est lui qui, même à son propre insu, fera tout ce qu’il faut pour que ça merdre (pour lui ajouter la touche Ubu qui lui va si bien) ?
     
    Comment Festivus Festivus nous a-t-il sorti de l’Histoire (ou a-t-il accompagné la sortie de l’Histoire) ?
     
    Il est l’incarnation de la sortie de l’Histoire plus qu’il n’en est l’agent, et maintenant il est extrêmement difficile de dire ce qu’était l’Histoire dans la mesure où nous en avons effacé les traces parce que nous lui avons substitué un ensemble de films de fiction sur lesquels nous portons des jugements moraux et que nous traînons devant des tribunaux rétrospectifs plus burlesques les uns que les autres. Ce délire procédurier rétrospectif trouve bien entendu son équivalent au présent, dans la société contemporaine, où la folie procédurière en cours se nourrit du ressentiment de tous contre tous, du sentiment d’innocence que chacun entretient vis-à-vis de lui-même et de l’accusation de culpabilité qu’il porte envers tous les autres. La société n’est plus agitée que par ce mouvement ininterrompu de responsabilité-irresponsabilité qui lui donne une apparence de vie. Elle en tire des séries d’émotions primaires qui sont comme des électrochocs dans lesquels chacun croit assouvir des illusions d’autonomie et d’individualité. L’autre satisfaction, cette société la tire bien sûr de l’avalanche festive où elle satisfait ce qui lui reste de besoin d’unité. Toutes les anciennes structures sociales détruites, tous les intermédiaires liquidés, toutes les hiérarchies et séparations saccagées, la démocratie décomposée aussi, et les Lumières en faillite, débouchent sur cette situation désespérante, mélange d’aigreur et de fun, poussés tous deux au maximum d’intensité et composant l’espèce de magma infra-humain et infra-sexué où sombre ce qui reste de l’ancienne civilisation. Ce magma, pour avoir encore une ombre de définition, ne peut plus compter que sur ses ennemis, mais il est obligé de les inventer, tant la terreur naturelle qu’il répand autour de lui a rapidement anéanti toute opposition comme toute mémoire. En résumé, si nous savions comment nous sommes sortis de l’Histoire, nous pourrions y rentrer ; mais c’est justement cela que nous ne savons pas. Donc nous sommes dans une situation impalpable et affolante.
     
    J’ai relevé un mot de Joseph de Maistre qui s’applique, selon moi, à votre travail de dévoilement : « Il n’y a que violence dans l’univers ; mais nous sommes gâtés par la philosophie moderne qui nous dit que tout est bien ». Quelle est la généalogie de cette pensée ?
     
    Pour ce qu’il en est de la généalogie, n’importe quel imbécile vous répondrait que c’est là tout simplement une pensée réactionnaire ; d’autant qu’après « qui nous dit que tout est bien » Maistre poursuit ainsi : « tandis que le mal a tout souillé, et que, dans un sens très vrai, tout est mal, puisque rien n’est à sa place ». Constat de désordre, donc, constat foncièrement réactionnaire et négatif, etc. Mais la généalogie ne m’intéresse plus ; il me semble qu’il y a bien assez à faire avec le présent, et que si la pensée a aujourd’hui le moindre intérêt c’est quand elle est capable de battre sur leur propre terrain les événements, de les devancer, d’aller plus vite qu’eux, ne serait-ce que d’une très courte tête, d’être en avant du nouveau monde réel tel qu’il ne cesse de s’inventer et de l’inventer encore plus burlesque qu’il ne s’invente lui-même. On ne peut plus, par ailleurs, être dupe des mots. Il n’y a certes que violence dans l’univers ; mais ce n’est plus une violence référencée, historique ; et quand la philosophie moderne nous dit que tout est bien, ce n’est donc pas grave non plus parce que ce bien n’est plus non plus historique. Donc tout est en ordre, tout est à sa place, et nous sommes bien sur la scène moderne…
     
    Si nous sommes donc dans une sorte d’Empire du Bien, où donc est passé le Mal ?
     
    Il est passé dans le gosier et dans le discours des innombrables proclamateurs du Bien qui, dans le même temps, interdisent sévèrement que le Mal soit parlé si peu que ce soit. C’est encore là, je le signale en passant, une situation comique.
     
    Et révéler le Mal qui se cache sous l’appellation d’Empire du Bien, n’est-ce pas faire œuvre
    de moraliste ? Autrement dit, n’en êtes vous pas un ?

     
    Ah oui, si vous voulez dire que presque tout ce dont je parle me paraît foncièrement immoral. Mais le plus immoral encore, et finalement la seule immoralité, serait de ne pas trouver le moyen d’en rire. Ce n’est pas toujours facile.
     
    Dans votre monumental essai Le XIXe siècle à travers les âges, vous indiquez que « leXIXe siècle a survécu au XXe siècle », en évoquant notamment l’alliance du socialisme et de la superstition… Le rejet de la religion comme cause et l’abandon de la raison comme explication seraient ainsi à l’origine de notre situation morale et spirituelle actuelle ?
     
    Oui, mais il faudrait revoir, réactualiser et corriger tout cela avec le formidable progrès des sciences qui, joint au désarroi général et à l’envie sourde de se débarrasser du fardeau sexuel, est en train de fusionner dans une espèce d’idéologie new age qui n’a même plus besoin de dire son nom. Il y a aujourd’hui un néo-scientisme mystique qui renouvelle tout ce que j’écrivais, à l’époque, sur les danses macabres de l’occultisme et du socialisme. C’est ce néo-scientisme mystique qui triomphe à mon avis en ce moment, même si personne ne l’écrit, dans l’impressionnant succès de Houellebecq et fait de celui-ci, indépendamment de son véritable talent littéraire, une sorte de mage universel. L’alliance du romantisme le plus plaintif et des technosciences vous promettant l’immortalité en même temps que l’éradication du tourment sexuel, est en train de confirmer ce que disait Freud il y a bien longtemps : « Celui qui promettrait à l’humanité de la délivrer de la sujétion sexuelle, quelque sottise qu’il dise, serait considéré comme un héros ». On en est là. Et peut-être pour de bon cette fois-ci. Mon XIXe siècle, sous des formes rénovées, à travers des rodomontades intergalactiques pour « Ère du Verseau », est peut-être hélas en train de gagner la partie. Du moins fantasmatiquement mais c’est déjà beaucoup. Dieu merci, il n’est pas sûr que la plus grande passion de l’homme soit d’être immortel, il en a de bien plus intéressantes.
     
    Les enfants (et petits-enfants) de 68 ne seraient-il pas les héritiers de ce XIXe siècle, qui est à bien des égards l’heure de la rupture, de la fêlure interne de notre civilisation ?
     
    Certes ; à condition de se souvenir que 68 n’est pas ce qu’on raconte, mais la contribution la plus efficace jamais apportée à l’établissement de la civilisation des loisirs. Par 68, le dernier homme s’est vu gratifier de ce qui lui manquait pour cacher en partie son immense veulerie vacancière : une petite touche de subversion. Tout cela ne se trouve guère au XIXe siècle. Encore que…
     
    Pour terminer notre entretien, un exercice d’admiration : quels sont les écrivains, les penseurs, les artistes qui stimulent le plus, voire inspirent, votre travail ?
     
    Je ne vois aujourd’hui qu’un seul écrivain à admirer, et c’est aussi le seul qui éclaire à mes yeux de manière précise et informée l’humanité contemporaine : Marcel Aymé. Quand je dis qu’il éclaire de manière précise et informée l’humanité contemporaine, c’est notre humanité de 2005 dont je veux parler, pas de celle qui lui était contemporaine. Ainsi est-il le seul écrivain moderne que je lis et relis sans cesse, presque à l’exclusion de tous les autres, parce qu’il m’informe à chaque page sur le Moderne actuel. Il présente aussi l’avantage de me faire rire, ce qui n’est le cas de presque personne d’autre.
     

    Propos recueillis par Antoine Rocalba